31

Le rêve ne cesse de se répéter. Elle sort du lit et descend l’escalier en courant. « Emaleth ! » La pelle est sous l’arbre. Personne ne prend la peine de la ranger.

Elle creuse et creuse, puis trouve sa fille, avec ses longs cheveux et ses grands yeux bleus.

— Maman !

— Viens, ma chérie.

Elles sont toutes les deux dans le trou. Rowan la tient dans ses bras et la berce.

— Je suis désolée de t’avoir tuée.

— Ça ne fait rien, maman chérie.

— C’était la guerre, dit Michael. Pendant la guerre, des gens sont tués et après…

Elle se réveilla, le souffle court.

La chambre était calme. Michael dormait à côté d’elle, une main contre sa hanche. Les mains crispées sur sa bouche, elle l’observa.

Non, ne le réveille pas. Tu le rendrais à nouveau malheureux. Maintenant elle savait.

Après avoir écouté le récit d’Ashlar, puis dîné, marché dans les rues enneigées, discuté jusqu’à l’aube, pris le petit déjeuner, encore discuté et s’être promis une amitié indéfectible, elle savait. Elle n’aurait jamais dû tuer sa fille.

Comment cette créature aux yeux de biche qui l’avait réconfortée de sa voix douce et nourrie de son lait aurait-elle pu faire du mal à quiconque ?

À quelle logique avait-elle répondu lorsqu’elle avait levé son arme et appuyé sur la détente ? C’était une enfant du viol, de l’aberration, du cauchemar, mais c’était une enfant.

Elle sortit du lit, trouva ses mules dans le noir et attrapa son négligé blanc sur la chaise.

Mon Emaleth.

Il y avait une fenêtre au bout du couloir. Les lueurs de la ville éclairaient le long couloir de marbre.

Elle se dirigea vers cette lumière, son négligé flottant derrière elle, ses pas faisant un léger bruit sur le sol. Elle appuya sur le bouton de l’ascenseur.

Sors-moi d’ici, je veux voir les poupées. Si je regarde par cette fenêtre, je me jette dans le vide et je tombe dans le néant avec Emaleth.

Toutes les images du récit d’Ashlar défilaient dans son esprit. Elle entendait le timbre de sa voix et voyait ses yeux doux.

Elle n’est plus que débris sous les racines du chêne, elle a été effacée de la surface de la terre sans même un chant à sa mémoire.

Les portes se refermèrent. Le vent sifflait dans la cage d’ascenseur, comme dans les montagnes, peut-être. Elle avait envie de se recroqueviller par terre, de perdre connaissance sans lutter. Juste sombrer dans les ténèbres.

Ne plus parler, ne plus penser, ne plus savoir ni apprendre, j’aurais dû lui prendre la main, j’aurais dû la tenir. Il aurait été si facile de la garder contre moi, ma douce, mon Emaleth.

Les portes s’ouvrirent. Les poupées l’attendaient. La lumière extérieure se déversait par des dizaines de hautes fenêtres formant des carrés et des rectangles de verre brillant.

Elle passa silencieusement entre les poupées, dont les yeux ressemblaient à des trous noirs ou à des boutons scintillants, selon qu’ils étaient dans l’obscurité ou la lumière. Les poupées sont silencieuses, patientes et attentives.

Me revoilà devant la Bru, la reine des poupées, cette grande princesse en biscuit de faïence avec ses yeux en amande, ses joues si roses et si rondes, ses sourcils figés pour toujours au-dessus d’un regard interrogateur, tentant en vain de comprendre quoi ? La parade sans fin de tous ces êtres animés qui l’admirent ?

Prends vie juste pour un moment. Sois à moi, sois vivante.

Te tenir dans mes bras.

Elle avait posé les mains et le front sur la vitre froide. La lumière formait deux croissants de lune dans les yeux de la Bru. Ses longues tresses de mohair semblaient lourdes sur la soie de sa robe, comme mouillées par l’humidité de la terre, de la tombe.

Où était la clé de la vitrine ? La portait-il au bout d’une chaîne autour de son cou ? Impossible de se rappeler. Elle mourait d’envie d’ouvrir la porte, de prendre la poupée dans ses bras et de la tenir contre sa poitrine.

Que se passe-t-il lorsque le chagrin est plus fort que tout le reste, les pensées, les sentiments, les espoirs ?

L’épuisement vient enfin. Il te dit de retourner au lit, de l’allonger pour te reposer, pour ne plus connaître le tourment. Rien n’a changé. Les poupées ont les yeux fixes et les auront toujours. Et la terre grignote tout ce qu’on y enterre, comme elle l’a toujours fait. Mais une agréable torpeur envahit l’esprit et lui permet d’attendre pour pleurer, pour souffrir, pour mourir et les rejoindre, pour que tout soit terminé car la mort seule peut effacer le remords.

 

Il était là, devant la fenêtre du couloir.

Dans l’obscurité, il l’avait entendue revenir, immobile. Il ne bougeait pas. Appuyé contre le cadre de la fenêtre, il regardait la nuit se dissiper, devenir laiteuse, et les étoiles se dissoudre comme si elles s’y fondaient.

Que pensait-il ? Qu’elle était sortie pour le chercher ?

Elle se sentait affaiblie, incapable de raisonner. Peut-être devait-elle simplement s’approcher de lui et regarder elle aussi les toits et les tours s’éveillant avec le jour, les lumières clignotant le long des rues et les dizaines de colonnes de fumée crachées par les cheminées.

C’est ce qu’elle fit.

— Nous nous aimons, n’est-ce pas ? dit-il.

Son visage était triste. Elle en eut de la peine, douleur nouvelle frappant à l’endroit précis de la précédente.

— Oui, nous nous aimons, dit-elle. De tout notre cœur.

— Cela restera entre nous.

— Oui, aussi longtemps que nous vivrons. Nous sommes amis et le serons toujours. Rien ne viendra briser les promesses que nous nous sommes faites.

— Et je saurai que vous êtes là. C’est aussi simple que ça.

— Et quand vous en aurez assez d’être seul, venez chez nous.

Il se retourna. Le ciel pâlissait si vite que la lumière inonda bientôt la pièce. Son visage était fatigué, à peine moins parfait qu’en temps ordinaire.

Un baiser chaste et silencieux, un seul, et elle s’en alla, tout engourdie, heureuse que l’aube soit là. La lumière du jour, enfin ! Je vais pouvoir dormir. Elle s’enfouit sous les couvertures près de Michael.

 

Taltos
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